L’invitation au bal est lancée !

Le bal des absentes est né de deux constats indissociables. D’une part, les oeuvres rédigées par les femmes occupent une place marginale dans les corpus littéraires au cégep. D’autre part, chaque fois qu’on souhaite enseigner une oeuvre qui se situe un tant soit peu hors des canons, on se bute à des problèmes d’accessibilité : les titres ne sont pas disponibles chez le distributeur ou n’ont simplement pas été réédités. Enseigne-t-on peu les oeuvres des écrivaines parce qu’elles sont indisponibles ou sont-elles indisponibles parce qu’on les enseigne peu? Nul ne saurait dire. Nous avons néanmoins décidé de prendre le taureau par les cornes. À force de s’entêter à enseigner les textes des femmes en dépit des vents contraires, peut-être arrivera-t-on à enrayer les problèmes de disponibilité.

En construisant nos cours, plusieurs idées nous sont venues en tête pour bousculer les corpus habituels. Qu’est-ce qui nous empêche d’enseigner Claude Cahun, Chimamanda Ngozi Adichie, Olympe de Gouges, Heather O’Neil, Violette Leduc, Yôko Ogawa, Leonora Carrington et tant d’autres femmes ? Certains de ces projets ont été expérimentés avec nos étudiant.e.s, d’autres sont demeurés à l’état de rêve. Quel que soit le sort qui leur avait été réservé, ces idées devaient être partagées ! Le blogue n’est-il pas le meilleur moyen pour y parvenir ?

Le désir d’éveiller la curiosité de nos étudiant.e.s est au coeur de notre enseignement. Il nous paraissait important, avant tout, de nous imposer à nous-mêmes cette exigence et de tenter de la nourrir aussi chez nos pairs. En tant que précaires, nous avons été maintes fois confrontées à l’urgence de concevoir et de monter un cours à quelques jours de la rentrée. Il est alors commode de se ranger derrière des valeurs sûres. Force est aussi d’avouer que le poids de la charge de travail des enseignant.e.s peut amener les plus expérimenté.e.s à opter pour des corpus avec lesquels ils sont plus familiers. Avec cet espace, nous souhaitons offrir des alternatives aux oeuvres qui font autorité.

Une question reste en suspens depuis le début de ce texte: pourquoi est-il indispensable d’enseigner les oeuvres écrites par les femmes? Et pour qui? On nous répète qu’un des problèmes du système d’éducation québécois est le désintérêt des garçons pour la lecture. Ce cri d’alarme masque une évidence: c’est pourtant des hommes qu’on enseigne. Comment se fait-il donc que les garçons n’y trouvent pas leur compte? Avant de répondre à cette question, parlons de celles pour qui la lecture irait, paraît-il, de soi. Les filles, en lisant à peu près uniquement des oeuvres rédigées par des hommes, sont constamment réduites à voir la femme comme objet du récit, souvent secondaire, d’ailleurs. Comment pourraient-elles alors se penser comme sujets capables d’agir dans le monde? Enseigner strictement des hommes laisse aussi croire que les femmes sont destinées à recevoir la parole plutôt qu’à la prendre. Loin de nous l’idée de défendre une conception essentialiste des genres. Il nous apparaît pourtant indéniable que les femmes transmettent une autre expérience du monde, notamment parce qu’elles ont été socialisées différemment. Les garçons ne gagneraient-ils pas eux aussi à connaître cette expérience du monde qui leur est étrangère? Nous irions même jusqu’à affirmer que cette possibilité qu’offre la littérature de faire découvrir aux garçons quelque chose qui leur paraît inaccessible pourrait précisément les attirer vers celle-ci. Peut-être faisons-nous fausse route en s’imaginant que ce dont ils veulent entendre parler c’est d’eux-mêmes? Et même si c’était le cas, il est urgent de les amener à percevoir les femmes en tant que sujets.

Si ce projet nous apparaît important, c’est que nous avons aussi été ces filles à qui on a enseigné presque exclusivement des oeuvres écrites par des hommes. Nous avons aussi été ces filles studieuses qui se sont servies de leur intelligence à elles pour mettre en valeur leur génie à eux. Nous avons été ces filles qui ont ri des autres femmes avec Bukowski, ces filles qui se sont rangées du côté des hommes. Il va de soi que ces filles qui ne lisaient que des hommes se sont tournées vers eux au moment de leurs études supérieures, continuant à porter aux nues le discours des hommes. Et si nous avons jusqu’à maintenant fait lire plusieurs oeuvres d’hommes et continuerons d’en faire lire, nous souhaitons dès maintenant accorder une place de plus en plus grande à la parole des femmes. Nous refusons d’enseigner aux filles à rire avec Bukowski, nous refusons de former les filles à se ranger du côté des hommes.

Au Bal des absentes, toutes les écrivaines sont invitées ! Au fil des mois, nous publierons des textes portant à la fois sur des titres étonnants au sein de corpus du collégial, des titres méconnus et des titres d’écrivaines un peu plus présentes dans les salles de classe. Nous traverserons les littératures française, québécoise et mondiale et indiquerons à quel cours chacune des oeuvres pourrait être associée. Nous nous permettrons même de parler de textes qui ne sont pas encore traduits en français ou qui sont impossibles à commander, dans l’espoir que la situation change. Oui, nous sommes optimistes à ce point-là ! Nous ne proposerons pas ici de matériel didactique, mais plutôt des textes de réflexion sur des oeuvres et sur l’enseignement, écrits sous diverses formes, principalement des chroniques.

Incapables de contenir notre enthousiasme, nous vous proposons sans plus attendre une liste d’écrivaines dont nous aimerions parler dans les mois à venir:

Marguerite de Navarre, Madeleine de Scudéry, Madame de Sévigné, Madame de la Fayette, Olympe de Gouges, Jane Austen, George Sand, Charlotte BrontëSelma Lagerlöf, Rachilde, Charlotte Perkins Gilman, Edith Wharton, Colette, Valentine de Saint-Point, Nathalie Barney, Renée Vivien, Virginia Woolf, Karen Blixen, Jean Rhys, Agatha Christie, Marina Tsvetaïeva, Djuna Barnes, Claude Cahun, Valentine Penrose, Zelda Fitzgerald, Anna Kavan, Anaïs Nin, Pauline Réage, Violette Leduc, Simone de Beauvoir, Gabrielle Roy, Marguerite Duras, Unica Zürn, Shirley Jackson, Anne Hébert, Christiane Rochefort, Leonora Carrington, Doris Lessing, Clarice Lispector, Patricia Highsmith, Ingeborg Bachmann, Ursula K. Le Guin, Louky Bersianik, Toni Morrison, Sylvia Plath, Françoise Sagan, Monique Wittig, Joyce Carol Oates, Jovette Marchessault, Marie-Claire Blais, Margaret Atwood, Annie Ernaux, Angela Carter, Nicole Brossard, Elfriede Jelinek, Kathy Acker, Lydia Davis, Lydie Salvayre, Sapphire, Josée Yvon, Pat Cadigan, Marie Uguay, Alina Reyes, Tama Janowitz, Élise Turcotte, Nicole Caligaris, Christine Angot, Alison Bechdel, Hélène Monette, Catherine Mavrikakis, Yôko Ogawa, Dea Loher, Martine Delvaux, Virginie Despentes, Marie-Sissi Labrèche, Geneviève Desrosiers, Marina de Van, Victoria Welby (la blogueuse), Chloé Delaume, Nelly Arcan, Zadie Smith, Heather O’Neil, Anne Archet, Pola Oloixarac, Sofi Oksanen, Chimamanda Ngozi Adichie, Kim Doré, Anaïs Barbeau Lavalette, Pattie O’Green, Geneviève Pettersen, Iris, Zviane, Alexie Morin…

Nous sommes évidemment conscientes des limites de cette liste dans laquelle les femmes racisées occupent une place infime. Vos suggestions pour l’enrichir sont plus que les bienvenues en commentaire de ce billet.

En terminant, quelques chiffres qui montrent la place qu’occupent les écrivaines dans les éditions scolaires:

CEC – coll. « Grands textes » : 43 titres, 0 écrivaine

Chenelière éducation :  61 titres, 2 titres d’écrivaines (3,2 % du catalogue) : Mary Shelley et Colette

ERPI – coll. « Littérature » : 30 titres, 0 écrivaine

Classiques Hachette : 58 titres, 0 écrivaine

Bibliolycée : 51 titres, 1 titre d’écrivaine (2 % du catalogue) : Madame de la Fayette

Magnard – coll. « Contemporain » : 154 titres, 19 titres d’écrivaines (12,3 % du catalogue) : Amélie Nothomb (4), Fred Vargas (4), George Sand, Sylvie Germain, Madame de Sévigné, Nicole Ciravégna, Daphné du Maurier, Cécile Coulon, Mary Higgins Clark (2), Charlotte Brontë, Irène Némirovsky, Colette

Magnard – coll. « Classiques et patrimoines » : 61 titres, 1 titre d’écrivaine  (1,6 % du catalogue) : Madame de la Fayette

Magnard – coll. « Classiques et contemporain BD » : 9 titres, 0 écrivaine 

Folio plus : 238 titres, 15 titres d’écrivaines (6,3 % du catalogue) : Maylis de Kerangal, Colette, Marceline Desbordes-Valmore, Marguerite Duras (4), Marie Ferranti, Madame de la Fayette (2), Irène Némirovsky, George Sand, Nathalie Sarraute, Mary Shelley, Marguerite Yourcenar

bal

22 réflexions sur “L’invitation au bal est lancée !

      1. Emilie

        Ah ben formidable! On dira ce qu’on voudra de Facebook, mais je pense que c’est un bon moyen pour nous permettre de suivre vos publications, tout en donnant une belle visibilité à vos futurs billets et à votre superbe projet. Bonne continuation! Je m’empresse d’aimer votre page!

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  1. Excellent projet! J’ai créé mon blogue comme projet pédagogique pour mes étudiants afin de les amener à rédiger. J’ai bien hâte de lire vos billets! Je vais m’abonner aussi à votre page Facebook.

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      1. Je vais enseigner ce cours à l’hiver 2015. Je vais demander à mes étudiants de créer leur propre blogue en WordPress et je corrigerai les billets avant leur publication. Ils devront lire et commenter également des articles reliés à leurs programmes d’études. Comme j’enseigne dans un collège en Ontario, nous n’avons pas le même cursus. À la fin du semestre, chaque étudiant devra présenter à ses collègues son blogue.

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  2. A reblogué ceci sur lemondedesmamieset a ajouté :
    J’aime beaucoup l’idée et j’aime surtout la liste. Voilà de quoi mettre à jour mes lectures. Étant donné mon âge, j’ai reçu une éducation classique encore plus rétrograde que la plupart d’entre vous, nous n’étudions que les auteurs mâles et … catholiques. C’est vous dire!

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  3. J’aime beaucoup l’idée et surtout la liste qui me permettra de mettre mes lectures à jour. Étant donné mon âge, je suis de celles qui ont été éduqué avec des auteurs non seulement mâles, mais surtout…. catholiques. C’est tout dire!

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  4. Mathieu

    Merci pour cette excellente initiative !

    J’enseigne notamment les littératures de l’imaginaire (fantastique, fantasy, science-fiction, etc.) au collégial et j’essaie toujours d’avoir une certaine parité dans les lectures au programme ; même si c’est la qualité et l’intérêt des oeuvres qui comptent, il y a tellement de bons choix, tant chez les femmes que chez les hommes, que je ne vois pas pourquoi je n’enseignerais que ces derniers… En fait, mon corpus compte plus de femmes que d’hommes : un pur hasard… ?

    Voici quelques-unes de ces auteures, qui gagnent vraiment à être lues et relues, à mettre aux côtés d’Ursula K. Le Guin, de Louky Bersianik, de Monique Wittig ou d’Octavia Butler, déjà nommées :

    Élisabeth Vonarburg, Jeanne-A. Debats, Sylvie Denis, Catherine Dufour, Sylvie Lainé, Sylvie Bérard, Martine Desjardins, Mélanie Fazi, Maïa Mazaurette, Nathalie Henneberg, Ariane Gélinas, Estelle Faye, Mary Shelley, James Tiptree Jr. (Alice Sheldon), C. L. Moore, Tanith Lee, Joanna Russ, Connie Willis, Anne McCaffrey…

    Bonnes lectures !

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    1. Wow ! Merci beaucoup pour la belle liste. Il y a plusieurs écrivaines que nous ne connaissons pas dans vos suggestions.

      J’ai enseigné plusieurs auteurs de science-fiction, mais pour le moment, je n’ai étudié en classe que des titres écrits par des hommes (à part une nouvelle d’Esther Rochon). Vous me faites penser que nous aurions pu ajouter à notre liste Poppy Z. Brite. Je veux lire aussi depuis longtemps Pat Cadigan. J’ai lu qu’elle proposait des univers de cyberpunk très différents de William Gibson.

      Nous ne savons pas encore quelle place les littératures de l’imaginaire occuperont dans notre blogue, mais nous prévoyons discuter prochainement de Herland de Charlotte Perkins Gilman.

      Au plaisir !

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      1. Mathieu

        Super ! J’ai bien hâte de vous lire !

        Et oui, Esther Rochon, Poppy Z. Brite, Pat Cadigan, ce sont de très bonnes auteures ! La liste est inépuisable.

        Du côté des « classiques » (disons pour des cours de français 101 ou 102 ou cégep), des auteures comme Claire de Duras (dont le roman _Édouard_ a inspiré Stendhal pour son _Rouge et le Noir_), Françoise de Graffigny, Félicité de Genlis, Françoise de Motteville, Marie de Gournay et plusieurs autres peuvent très bien remplacer les habituels auteurs qu’on enseigne à répétition…

        Si je me souviens bien, plusieurs épistolières et mémorialistes ont été publiées dans la collection « Le Temps retrouvé » chez Mercure de France. Des éditions de poche sont disponibles pour la plupart d’entre elles.

        Enfin, pour revenir sur les littératures de l’imaginaire, voici deux pistes pour découvrir de nouvelles auteures, surtout anglo-saxonnes (mais pas que) : http://www.wiscon.info/index.php (convention internationale de science-fiction féministe) et http://www.femspec.org (revue universitaire féministe dédiée à la littérature spéculative).

        Au plaisir de vous relire !

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  5. Au cours de quelque quatre décennies, en plus d’un grand nombre parmi celles déjà mentionnées ci-haut, d’autres auteures, de plusieurs cultures et origines, que j’ai lues avec un grand plaisir : Marie Cardinal, Clara Malraux ( Et pourtant j’étais libre ), Françoise d’Eaubonne ( Le Satellite de l’amande ) ; les américaines Diane Di Prima ( en anglais seulement probablement, dans le cercle de la Beat Generation ), Janet Flanner, Jean Rhys, et Gertrude Stein ; Fawzia Assaad, L’Égyptienne ; la suisse Ella Maillard, pour ses récits de voyage ; j’ajoute le journal de voyage à travers l’Amérique de Simone de Beauvoir, avant la publication du Deuxième sexe qui l’a rendue célèbre — L’Amérique au jour le jour ; la Chilienne Isabel Allende pour son Zorro notamment ( quoique je ne sais pas si cela a été traduit )… la liste est effectivement très longue.

    Mais il ne faudrait pas, dans le contexte de cette initiative très louable, ni dénigrer ni négliger les classiques non plus. Il y a quelques années, ma fille, qui était au niveau secondaire à l’époque, avait été voir Molière au théâtre : elle en était revenue surprise, ravie, en nous apprenant que la pièce qu’elle avait vue était « drôlement actuelle » pour un texte si « ancien » — pas assez pour l’avoir appris par cœur, comme elle l’a fait pour Roméo et Juliette ( à l’époque de la sortie du film avec le beau Caprio ).

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    1. Je suis bien d’accord avec vous, c’est bien important de continuer de lire les classiques. Cela dit, je crois qu’il faut aller voir les oeuvres qui se sont écrites à l’ombre de ceux-ci. Les féministes américaines ont, par exemple, redécouvert « The Yellow Wallpaper » de Charlotte Perkins Gilman des années plus tard. La nouvelle qui avait passé inaperçue à l’époque est devenue aujourd’hui une oeuvre canonique très lue et enseignée dans le cursus scolaire aux États-Unis. Il y a parfois comme ça des petits trésors qui parlent du monde d’une façon fulgurante qui ont pu être écartés pour toutes sortes de raison.

      Vous nous proposez une belle liste d’écrivaines. Je veux lire depuis un certain temps Diane Di Prima. Vous me faites penser que je devrais m’y mettre bientôt.

      Au plaisir d’échanger avec vous !

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      1. Je me souviens d’avoir lu, je ne me souviens pas de la source, que Shaekespeare a demeuré inconnu pendant deux siècles après sa mort. Des auteurs qu’on m’a enseigné dans mes cours de littératures ( française, anglaise et latine ), que mes profs estimaient, sont aujourd’hui en voie de sombrer dans l’oubli, alors que d’autres pourraient revenir occuper une place de choix sur la scène. Il en va de même de certaines œuvres d’auteurs reconnus encore aujourd’hui. Je pense à Jack London, dont on recommande la lecture de The Call of the Wild, mais on a tendance à négliger son roman politique, The Iron Heel, qui annonce la guerre civile internationale qui marqua le dernier siècle tout entier, et dont nous subissons toujours les retombées.

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