Coupée au montage

Je suis complètement habitée par le film Ziva Postec : la monteuse derrière le film Shoah, qu’Amélie et moi sommes allées voir au Cinéma du Musée. Ce documentaire riche et intense de Catherine Hébert nous amène à la rencontre d’une artiste remarquable, d’une femme fascinante et d’une profession qui demeure beaucoup trop souvent dans l’ombre.

Avant d’assister au festival « Les monteurs à l’affiche » l’automne dernier, je n’avais qu’une vague idée de ce en quoi consistait le métier de monteur ou de monteuse. Je l’imaginais comme un travail technique, exigeant, mais qui était contrôlé de près par le réalisateur ou la réalisatrice. Je ne savais pas à quel point la monteuse ou le monteur contribue à la création du film. C’est entre ses mains que les images tournées deviennent une oeuvre plutôt qu’une des nombreuses possibilités qui existent à la fin d’un tournage. Parfois en collaboration étroite avec la réalisatrice ou le réalisateur. Parfois à la faveur presque complète de ses propres choix artistiques, en l’absence (quasi) totale de la réalisatrice ou du réalisateur dans la salle de montage.

Suite de la semaine quatre de l’aventure

La femme sans sépulture d’Assia Djebar

La Femme sans sépulture (2002) d’Assia Djebar fut d’abord pour moi un roman intimidant à mettre au programme de mon cours de 102 en raison de sa richesse historique, de tous ses non-dits et de sa structure narrative ambitieuse. Les choix de corpus de la romancière et professeure de littérature au cégep Katia Belkhodja m’inspirent, j’aime connaître les nouveaux titres auxquels elle a osé s’attaquer comme Mrs Dalloway de Virginia Woolf ou La Québécoite de Régine Robin. J’ai lu La Femme sans sépulture précisément parce qu’elle l’avait enseignée. Quand une oeuvre comme celle-ci m’effraie un peu tout en me stimulant, je la mets très rapidement dans mon plan de cours, j’envoie ma commande de livres et je me dis que je m’arrangerai bien pour trouver comment la présenter à mes futur.e.s étudiant·e·s en temps et lieu. Afin de déjouer la routine de prof de collégial, il me faut sans cesse me donner des défis pour me réinventer. Sinon je crains de mourir ennuyée par les remarques cyniques sur la prétendue médiocrité du français des étudiant·e·s entendues ici ou là ou par l’uniformisation quasi-inévitable de l’enseignement de la littérature engendrée par l’Épreuve uniforme de français. La relecture et la découverte de nouvelles oeuvres, comme La Femme sans sépulture, m’aident à rester vivante dans un milieu qui met parfois des freins à l’activité intellectuelle de ses professeurs. Pour ne pas se laisser happer par la morosité non-assumée de certains enseignants de cégep qui se passionnent pour la rénovation de leur maison et l’achat de bons alcools, je me vois comme une artiste qui enseigne et qui inscrit son travail dans sa démarche d’écriture et non comme une femme professionnelle qui rêve de REER. D’ailleurs, heureusement que je ne rêve pas de REER, parce que je n’en ai pas!

Quand j’ai enseigné le roman d’Assia Djebar, Julie et moi avions déjà lancé ce blogue. Puisque l’autrice d’origine algérienne y met en scène une héroïne absente, il est tout indiqué pour notre réflexion. Djebar travaille la figure de l’absente d’une manière toute personnelle. Elle l’aborde comme seule une artiste peut le faire : elle s’imprègne complètement de son personnage, sa quête s’inscrit au coeur de sa vie. Elle s’ouvre à tous les possibles qui se dévoileront lors de son projet d’écriture, accepte de perdre parfois le contrôle et se laisse altérer par son héroïne. Son travail sur Zoulikha Oudai (1911-1957), résistante oubliée de la Révolution algérienne, est double : elle réalise d’abord un film (La Nouba des femmes du mont Chenoua, 1979), puis fait paraitre le roman bien plus tard.

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Chasseuse de fantômes

Also, I am tired of all the dead.
They refuse to listen,
so leave them alone.
Take your foot out of the graveyard,
they are busy being dead.
Anne Sexton, « A Curse against Elegies »

Après mon doctorat et surtout après ma soutenance de thèse, il était très clair dans ma tête que je n’avais plus qu’un seul projet : apprendre à désapprendre.  Sortir l’université de moi. Je me suis rendu compte que comme universitaire j’avais passé douze ans de ma vie d’étudiante à laisser entrer dans ma tête la voix de tout un chacun. J’avais rapidement découvert que quand on prépare une demande de bourse doctorale ou postdoctorale, par exemple, il faut écouter tous les conseils possibles, poser des questions et faire lire ses textes. Je crois que c’est le chemin le plus sûr pour obtenir l’aide financière demandée. C’est ce que j’ai fait. Ce faisant, j’ai laissé des tonnes d’interlocuteurs (pas toujours les plus recommandables!) entrer dans ma tête. En écrivant, je pensais constamment à leurs avis, j’essayais d’anticiper le regard qu’ils auraient sur les nouvelles versions de mes textes. Ça m’a sans doute bien servie, j’ai eu les bourses convoitées, mais ça m’a aussi détruite à bien des égards. Je suis, entre autres, devenue viscéralement dégoûtée par la littérature. Au début de mon stage postdoctoral, j’avais beaucoup de mal à lire, surtout aucune envie d’écrire. Je me suis guérie en consacrant mes journées au dessin. C’était ma sortie hors du discours, ma porte de secours hors de ce monde d’argumentaires et de confrontations stériles.

Peu à peu, j’ai recommencé à lire. L’écriture est venue bien après. Je ne lisais plus comme avant. Je me suis mise à retrouver mon regard d’enfant et d’adolescente sur les textes, des yeux curieux, ouverts, amoureux… J’avais ce regard d’autrefois auquel s’ajoutaient la connaissance et l’expérience acquises pendant quatorze années passées à l’université. C’était alors évident que bien des formes de discours sur la littérature ne m’intéressaient plus. Je n’avais pas envie de dénicher les soi-disant futurs chefs-d’oeuvre, pas d’intérêt pour les débats idiots dans lequel on tente de déterminer quel écrivain est plus grandiose qu’un autre. Je m’éloignais aussi de bien des thèmes chéris des universitaires… Récemment, j’ai reçu une demande pour évaluer un article pour une revue scientifique. J’étais amusée par l’idée, j’ai lu avec un grand plaisir l’article. Ça m’a permis aussi de mesurer plus que jamais mon écart avec la logique universitaire. Je sentais ma distance avec la rhétorique et le jargon de l’institution. J’ai redécouvert avec un certain plaisir la langue de l’université, parce qu’elle ne me concerne plus. Elle ne me fait pas de mal.  J’ai re-choisi la littérature. J’y reviens parce que je ne ferai plus de compromis. Cette position plus ferme et plus assurée est paradoxalement accueillante et souple. Écrire sans compromis veut dire m’ouvrir au monde. J’ai re-choisi la littérature, parce qu’elle m’a sauvée la vie un milliard de fois, parce qu’elle me rend heureuse, parce qu’elle me donne le goût d’aimer, de rire, de jouer.

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Top 8 de nos découvertes cinématographiques de l’été

Avec le film de Léa Pool ce soir, nous aurons vu 57 longs métrages et 14 courts métrages du cycle Femmes, Femmes de la Cinémathèque québécoise. Une expérience cinématographique incomparable! Habitées par ce souvenir impérissable de ce bel été à ne voir que des films réalisés par des femmes sur grand écran, nous attendons impatiemment ce moment où il y aura de plus en plus d’oeuvres créées par des femmes à l’année longue et dans toutes les salles. Même si avec le retour en classe nous constatons déjà à quel point le temps pour écrire est rare, nous espérons terminer pendant les prochaines semaines quelques textes sur les films du mois d’août.

Pour le plaisir, voici notre top 8 de nos découvertes cinématographiques de l’été (il n’y a pas d’ordre) :

Wanda de Barbara Loden (États-Unis)

Suite du top 8

À la rencontre des soeurs Lumières : partie quatre

Near Dark, Kathryn Bigelow, États-Unis, 1987

Avant de tourner sa caméra vers la violence exercée par l’État, Kathryn Bigelow, dans ses premiers films, a dépeint des univers de hors-la-loi. Il n’y pas de criminel solitaire dans son oeuvre. Elle montre plutôt comment s’organisent les groupes de bandits motivés par des gains différents : le gang de motards de The Loveless (1981), les vampires nomades de Near Dark (1987), les surfeurs braqueurs de banque de Point Break (1991) et les hackers de Strange Days (1995). Ces communautés s’inventent de nouveaux modes de vie parce que le monde leur est insupportable. En se consacrant à la représentation de la guerre et des violences policières, Bigelow explore précisément ce qui rend le monde invivable.

Avec Near Dark, Bigelow renouvelle la figure du vampire en la déplaçant de classe sociale. Dans la lignée de Dracula, la créature nocturne est habituellement associée à l’aristocratie. Campée dans un décor western, la bande de vampires, menée par Jesse, s’apparente aux rednecks. Ils vivent avec peu de moyens, ils traînent dans des tavernes, sont friands d’armes à feu et de voitures, affichent le drapeau confédéré dans leur véhicule. Grâce à sa longévité surnaturelle, Jesse a d’ailleurs participé à la guerre de Sécession. Loin des châteaux en Transylvanie, anciens et perdus dans la nature, le film évoque la chaleur du métal et la pollution des tuyaux d’échappement de Mad Max.

Suite de la semaine quatre de l’aventure

À la rencontre des soeurs Lumières : partie trois

Le Chant des sirènes, Patricia Rozema, Canada, 1987

Le monde ne fait pas de cadeaux aux rêveurs. C’est encore plus vrai pour ceux qui, par leur milieu, n’ont pas appris les rouages du système. La cinéaste française Rebecca Zlotowski, dans le très riche documentaire Les réalisatrices contemporaines : l’état des choses (2016), décrit l’homogénéité du milieu cinématographique français. Elle y lance ce qui n’est qu’à moitié une boutade : « Toutes les réalisatrices dont vous me parlez, je suis allée au lycée avec elles. » (Nous citons de mémoire.) La réalisatrice de Grand Central (2013) explique ensuite que le cinéma français est principalement composé de gens d’un milieu précis : l’élite parisienne qui sait rédiger des scénarios et des notes d’intention exemplaires.

Issue d’un tout autre milieu, Polly, l’héroïne du Chant des sirènes, est aussi remplie de passions que dépourvue de ce qu’on appelle ambition. Sa distraction légendaire lui fait perdre tous ses emplois, ce qui ne la perturbe pas outre mesure. Elle vit librement, sans égard pour les conventions, et trouve ainsi une façon d’être heureuse. Elle s’est fabriqué un joli chez soi où elle habite seule avec son chat et se consacre assidûment à sa pratique photographique en croquant des images un peu partout sur sa route. Le film est traversé de scènes fantaisistes, en noir et blanc comme ses photographies, qui nous plongent dans les rêveries de Polly.

Suite de la semaine trois de l’aventure

À la rencontre des soeurs Lumières : partie deux

La femme de Jean, Yannick Bellon, France, 1974

La crise existentielle de l’homme d’âge mûr exerce une fascination manifeste chez les gens. Le sujet a été maintes fois exploité dans la fiction, produisant des oeuvres qui ont obtenu un grand succès populaire et critique. On n’a qu’à penser à American Beauty ou à la télésérie Breaking Bad. La détresse des Lester Burnham et des Walter White de ce monde apparaît non seulement d’un intérêt universel, mais tragique parce que la réalisation de l’homme hors de la cellule familiale demeure la priorité dans l’imaginaire. L’empathie à l’égard de celui-ci est souvent indissociable d’une hostilité à l’égard de celle qui, selon cette logique, nuirait à son épanouissement. La violence des commentaires sur Internet envers l’actrice Anna Gunn, qui interprète Skyler White dans la télésérie de AMC, en a été une preuve inquiétante.

La Femme de Jean commence d’ailleurs avec le topos du démon du midi. Les premières images du film de Yannick Bellon montrent le fameux Jean au bras d’une jeune femme anonyme qui est, on l’apprend peu après, sa nouvelle flamme. Portrait-type de l’homme en crise, Jean cherche à tout prix à paraître jeune et dans le coup. Lorsque son fils le visite dans son nouveau logis, il accueille celui-ci avec une sélection musicale qui, il espère, produira son effet. Tout en lui proposant un joint, le père demande à l’adolescent si sa musique « déménage ». Peine perdue! Rémi grimace.

Suite de la semaine deux de l’aventure

À la rencontre des soeurs Lumières : partie un

Cet été, la Cinémathèque québécoise présente des films de cent réalisatrices. Emballées par la proposition, nous avons décidé de devenir membres de la Cinémathèque (projet que nous caressions depuis si longtemps!), afin d’aller voir le plus de films possible du cycle « Femmes, femmes». Voilà bien un des grands avantages de passer l’été à Montréal! Dès maintenant jusqu’à la fin août, nous partagerons ici des réflexions sur les films que nous aurons vus. Restez à l’affût!  

Les Amoureux (Älskande Par), Mai Zetterling, Suède, 1964

On entend un peu partout que les petits garçons débordent d’énergie et qu’on doit tout organiser, l’école notamment, pour qu’ils puissent la dépenser au maximum. Un tel discours sous-entend que les filles n’ont pas les mêmes besoins, ce que dément constamment la réalité. Lors du visionnement des Amoureux (1964) de Mai Zetterling, nous avons été frappées par la manière dont la cinéaste porte à l’écran l’énergie des adolescentes, mais aussi celle des jeunes adultes enceintes, Adga, Adele et Angela, autour duquel est construit le film. Ces trois femmes vivent dans un monde où leur destin est scellé par des hommes qui ne leur demandent jamais leur avis. On le voit notamment dans la scène magnifiquement cruelle où Angela, enfant, cachée sous une table, écoute les hommes prendre des décisions pour son avenir. Alors que le synopsis annonce un film sur la maternité, ramenant ainsi les femmes à un rôle traditionnel, c’est pourtant leur lutte contre cet univers étouffant qui ressort. Elles ont envie de vivre! Et c’est par la sexualité qu’elles cherchent à se réconcilier avec ce monde, réconciliation qui sera soldée par un triste échec.

Suite de la semaine un de l’aventure

La découverte d’une voix

Texte rédigé en guise d’avant-propos à un recueil de récits de science-fiction écrits par mes étudiant.e.s du Collégial international Sainte-Anne.

« Madame, pensez-vous que nous avons une voix? Même dans une dissertation? »

L’étudiante qui, un jour, m’a posé cette question connaissait de toute évidence la réponse. Elle savait que j’allais m’exclamer d’un ton enjoué : « Bien sûr! » Elle me demandait de confirmer ce qu’elle avait senti lors de la session que nous avions passée ensemble. En effet, je pense que les étudiants se construisent une voix d’une rédaction à l’autre. Et même dans une dissertation, pourtant réglée au quart de tour par une série de contraintes! Un œil attentif peut voir se dessiner entre les lignes de toutes les rédactions un style, une personnalité et parfois même une vision du monde. Le plaisir du professeur de littérature est précisément d’avoir ce contact avec sa classe par le biais de l’écrit. Cet espace rend encore plus profonde la relation que nous bâtissons en personne.

En préparant le cours Communication et vulgarisation scientifique, offert aux finissants de Sciences de la nature du Collégial, j’ai eu l’idée de leur demander d’écrire des récits de science-fiction sans savoir si le projet allait leur plaire. Comme professeure, je suis habituée d’être la personne la plus ouvertement enthousiaste au sujet des activités que je propose. J’aime expérimenter, essayer de nouvelles formes d’évaluation. À chaque fois, j’ai hâte de voir le résultat. Parfois, ça ne fonctionne pas aussi bien que je le souhaitais. Il arrive aussi des moments magiques où tout va complètement au-delà de mes attentes. Ce fut le cas de cette évaluation! L’activité de création littéraire a montré que les étudiants avaient en effet leur voix et qu’ils éprouvaient un réel plaisir à l’explorer dans un contexte fort différent de celui de la dissertation. L’idée de faire un recueil, suggérée par certains étudiants, est arrivée d’elle-même. C’était la suite logique du travail réalisé en classe!

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Intelligentes et désirantes

L’appel de la semaine de relâche se fait entendre! Pour l’occasion, les astres se sont alignés pour qu’on puisse sortir d’une belle façon de notre bulle de profs. Ce vendredi, nous aurons le grand bonheur d’être en discussion autour de notre roman, Albertine ou la férocité des orchidées (Québec Amérique), avec notre collègue de La Mèche MP Boisvert pour son roman Au 5e. Au menu : désir féminin, écriture de la sexualité et diversité des modèles de relation. Au plaisir de vous voir à l’Euguélionne et de dialoguer avec vous.