La Marquise de George Sand

Dans mon cours de 102 de l’été 2017, alors que j’avais un groupe presque entièrement masculin, j’ai décidé de faire lire comme première oeuvre complète La Marquise (1832) de George Sand. Le texte est fascinant pour tracer un pont entre le 18e siècle et le 19e siècle. Le narrateur est un homme du début du siècle des Révolutions qui questionne une femme qui a vécu la fin, forte en événements, du siècle précédent. Entre deux époques, le roman permet ainsi de discuter avec les étudiant·e·s du récit libertin du siècle des Lumières tout en ouvrant vers le romantisme français. Ce n’est toutefois pas pour cette raison que j’ai choisi ce texte ; je trouvais amusante l’idée de leur faire découvrir un récit dans lequel une femme de quatre-vingts ans confie à un jeune homme le plus grand amour de sa vie, une passion secrète. On constate au fil du récit que la marquise projette sur Lélio, l’objet de son amour, ses propres rêves d’idéal. À travers la description de celui qu’elle a aimé autrefois, elle se raconte et, ce faisant, nous amène à découvrir sa situation comme femme de l’époque. Le personnage de la marquise, sans posséder elle-même l’étoffe rebelle de Sand, qui lui a donné vie, est une femme rusée et audacieuse qui cherche sa voie dans cette société qui lui offre peu de liberté, même à elle qui est pourtant fortunée et qui détient un titre de noblesse.

Divisé en trois chapitres, ce court roman s’entame avec un portrait peu flatteur de la marquise. Le narrateur nous raconte d’entrée de jeu sa propre déception : il nous présente cette femme excessivement belle comme une idiote. Ainsi deux récits de déception se superposent l’un à l’autre puisque la marquise lui partage plus tard un moment où elle a ressenti ce sentiment. En rencontrant une noble qui avait vécu dans la cour de Louis XV, il s’attendait à découvrir une personnalité qu’il jugerait plus éblouissante. La stratégie narrative de Sand repose sur l’idée que ses lectrices et ses lecteurs seront fort probablement d’un avis contraire à celui du narrateur. La marquise n’est pas stupide et elle a eu une vie beaucoup plus passionnante que semble le penser le narrateur. Elle commet toutefois cet immense impair en société qui consiste à dénigrer constamment ses propres idées avant de les énoncer. Les esprits simples, comme le narrateur, sont incapables de voir au-delà des auto-dépréciations de la marquise. Ils sont bernés par les imbéciles qui se vantent d’un génie qu’ils n’ont pas et aveugles devant les personnes intelligentes qui se sabotent.

Le narrateur retient uniquement que cette marquise, dont la compagnie serait plutôt ennuyante à son avis, fut naguère si belle. L’entretien entre les deux personnages survient alors que le vicomte de Larrieux, qui fut l’amant de la marquise pendant soixante ans, vient de mourir de la goutte. Le narrateur s’imagine que le vicomte de Larrieux était un amant modèle. Pour effacer tous les malentendus sur le compagnon extraordinaire qu’aurait pu être Larrieux, la marquise lui propose de lui raconter l’histoire de son véritable amour, celui qu’elle a eu pour Lélio et qu’elle n’a jamais dévoilé à qui que ce soit. En évoquant son premier mariage, elle affirme y avoir « appris, non pas à connaître la vie, mais à douter d'[elle]-même. » (p. 11) Mariée à quinze ans, veuve à seize ans, elle reste tristement marquée par cette brève année passée avec feu son mari. La femme qu’elle fut à vingt ans lors de sa rencontre avec Larrieux était résignée à accepter de partager sa vie avec un compagnon de peu d’intérêt. Tant qu’il était un brin plus honnête et plus gentil que la moyenne, elle saurait s’en contenter. La passion qu’elle éprouve pour le comédien Lélio découvert sur les planches de théâtre n’est ainsi pas banale, c’est un amour qui émerge dans un jeune coeur qui a déjà renoncé au bonheur avant même de l’avoir rencontré. Cet « amour passionné, indomptable, dévorant, et pourtant idéal et platonique » (p. 21) réanime le coeur éteint de la marquise.

Lélio, cet homme qui a joué Corneille et Racine, était toutefois indigne de la femme bien née qu’elle était. Le fascinant dossier critique d’Olivier Bara qui accompagne La Marquise dans l’édition « Folio plus » évoque comment le texte de Sand s’inscrit dans les romans de comédiens du 19e siècle, qui mettent en scène ses personnages sous les feux de la rampe et pourtant dénigrés. Comme d’autres écrivain·e·s de l’époque, Sand, qui possèdera plus tard un théâtre dans son château de Nohand, défend cette profession méprisée. Avec mes étudiant·e·s, nous avons lu l’extrait de la lettre de Marie Dorval à Alfred de Vigny où elle décrit le travail quotidien nécessaire à son métier de comédienne. Pour moi qui ai grandi dans un milieu où le travail était une valeur suprême, voire une condition pour se sentir digne de l’amour des autres, ces récits de rigueur excessive m’ont toujours fascinée. Je ne crois pas que mes étudiant·e·s ont été comme moi passionnés par la force de caractère de Marie Dorval, mais ils m’ont semblé intéressés par l’idée d’aller visiter l’envers du décor. Dans La Marquise, puisque l’histoire est racontée par une spectatrice, nous n’apprenons rien sur l’apprêté du travail de Lélio. La lettre Marie Dorval a donc permis d’enrichir notre voyage dans le texte de Sand.

Le comédien Lélio, comme la Berma admirée par le narrateur proustien, est au premier chef une source de déception pour la marquise. Lorsque celle-ci rencontre Lélio, l’homme de tous les jours, et non plus le Lélio du théâtre, elle s’aperçoit qu’il n’est pas du tout comme elle l’imaginait. Quoi de plus intéressant que ces histoires de déception! Voilà bien le lot des esprits rêveurs! Quand j’étais étudiante au cégep, ma vie n’est pratiquement faite que de déceptions. J’ai fait le pari que mes étudiant·e·s en vivaient aussi. Il n’y a que la littérature qui traite  ce genre de sentiment avec la complexité nécessaire pour restituer entièrement l’expérience que nous en faisons. La déception, qui n’a rien de banal, peut provenir d’une immense empathie et d’un amour sincère pour les autres. Il est parfois difficile de voir des gens pleins de promesses qui ne s’offrent pas la chance de vivre comme ils le souhaiteraient pourtant. On peut ainsi être déçu pour les autres. Nous avons très rarement l’occasion d’examiner un sentiment de cette trempe dans nos vies quotidiennes où les déceptions vécues sont plutôt liées aux petits irritants qui heurtent notre routine. La littérature, seule, peut nous parler aussi bien de ces déceptions qui s’emparent de nous corps et âme, de ces déceptions qui nous bouleversent encore des années durant.

Sur scène, Lélio éblouit la marquise. Ce comédien d’origine italienne, parfois « outrageusement sifflé », est pourtant peu apprécié par le public parisien. Il est trop petit, trop mince, et sa voix n’est pas assez grave pour incarner un Rodrigue digne de ce nom. Malgré sa beauté, ces attributs associés au masculin ne sont pas prononcés, du moins pas suffisamment pour la virilité du héros guerrier qu’est le Cid. La marquise ne partage pas l’avis du reste de la salle. Pour elle, Lélio est le plus grand interprète qu’elle a connu. La dédain des autres pour le comédien attise sa passion, elle se reconnaît d’ailleurs en lui : « C’était un homme qui, en fait d’art, n’était pas plus de son siècle qu’en fait de moeurs je n’étais du mien » (p. 24). Elle se sent comme lui méprisée par la foule et ne vit désormais que pour cet amour : « Je ne pouvais plus vivre sans le voir : il me gouvernait, il me dominait. Ce n’était pas un homme pour moi ; […] c’était une puissance morale, un maître intellectuel, dont l’âme pétrissait la mienne à son gré. » (p. 26) Elle est prête à tout pour ne pas manquer une occasion de le voir. Elle se déguise en ouvrière pour se mêler au peuple afin de l’observer sans être vue par son entourage. Elle revêt aussi les habits d’un écolier ; son travestissement lui permet d’être totalement inaperçue.

Comme son personnage, George Sand, née Amandine Aurore Lucile Dupin, s’habillait en jeune homme, comme elle le raconte dans Histoire de ma vie (1855), pour aller au théâtre, notamment. Elle évoque dans son autobiographie le fait que la mode de l’époque était fort coûteuse pour une femme. S’habiller en homme lui permettait de se vêtir à peu de frais afin d’assister à tout ce qu’elle voulait : « Pourtant je voyais mes jeunes amis berrichons, mes compagnons d’enfance, vivre à Paris avec aussi peu que moi et se tenir au courant de tout ce qui intéresse la jeunesse intelligente. Les événements littéraires et politiques, les émotions des théâtres et des musées, des clubs et de la rue, ils voyaient tout, ils étaient partout. » (Histoire de ma vie) La femme artiste du 19e siècle avait donc cette limitation supplémentaire, qui ne frappait pas ses confrères masculins. L’argent était un frein énorme à sa capacité de vivre en société comme les hommes. Habillée en jeune adolescent imberbe, George Sand pouvait avoir une vie intellectuelle comme ses amis Honoré de Balzac et Gustave Flaubert. Elle devenait libre de ses mouvements et n’avait pas besoin d’être accompagnée par un homme pour aller à certains événements. Quand j’ai parlé du travestissement de George Sand à mes étudiant·e·s, ils m’ont semblé plutôt indifférents. Ils percevaient combien cette histoire semblait me fasciner et devinaient sans doute à quel point je trouvais ça totalement excitant. Pour moi, George Sand a eu une vie d’aventurière! En même temps, ils sentaient fort probablement combien cette histoire me mettait aussi en colère, puisqu’elle révèle un autre des nombreux obstacles à l’écriture qui existaient pour les femmes. Je crois que pour eux le travestissement de George Sand s’inscrivait dans les nombreuses excentricités propres aux artistes, excentricités qui paraissaient en général les agacer sans les toucher. Je les imagine lever les yeux au ciel en s’exclamant : « Ah les artistes ! » Je dois cependant mentionner que quand j’ai précisé que cette George Sand, dont j’avais annoncé la lecture au début de la session, était en fait une femme, j’ai senti un intérêt de leur part. Ils étaient très intrigués. Dans une autre version de mon cours de 102, je demandais à mes étudiant·e·s de lire et de comparer un extrait de La Mare au diable de Sand et un autre d’Une vie de Guy de Maupassant. Par la suite, je leur dévoilais qu’un de deux écrivains était une femme et je leur demandais, pour nous amuser, d’essayer de deviner lequel c’était. L’exercice avait un certain succès.

Notons d’ailleurs au passage, puisque j’évoque La Mare au diable, que j’ai choisi de faire lire à mes étudiant·e·s La Marquise, un roman qui se déroule au coeur de Paris, et non un roman champêtre comme La Mare au diable (1848) ou La Petite Fadette (1849). Peut-être un jour vivrai-je une passion sans nom pour la littérature paysanne, mais pour le moment, je dois avouer que je me plais dans les écrits de la jeune George Sand très urbaine. Sand a vingt-huit ans lors de la parution de La Marquise. La semaine consacrée à Sand à la Compagnie des auteurs sur France culture (toutes les émissions de la série sont fascinantes, mais tout particulièrement la première avec Martine Reid) m’a donné un peu envie d’aimer ses romans champêtres.

La marquise adule donc complètement ce comédien mal-aimé du public français. À son avis, le comédien qui « avait par instant une puissance surnaturelle » (p. 33) était un avant-gardiste dont l’art était encore incompris par le public habitué à une autre manière de concevoir la scène. Les moments où il était hué étaient les instants où elle le croyait le plus au sommet de son art. Une fois, à la sortie du théâtre, la marquise croise Lélio dans la rue. Elle décide de le suivre. C’est la première fois qu’elle le voit autrement qu’en Rodrigue, en Bajazet ou en Hippolyte. Elle entre avec lui dans un café malfamé. Il n’avait rien de l’homme qu’elle aimait tant sur scène, « il avait l’air commun ; il parlait d’une voix rauque et éteinte, donnait la main à des pleutres, avalait de l’eau-de-vie et jurait horriblement » (p. 35). En plus de l’immense déception qu’elle ressent à ce moment, elle réalise que leur différence de classe sociale est un frein incontournable à leur amour. Soudainement, tout s’effondre autour d’elle. Son Lélio dévoilé ainsi ne sera jamais plus son Lélio. Après cet épisode, Lélio suit à son tour la marquise et ils vivront, malgré tout, une brève idylle avant que Lélio quitte la France. Alors qu’à la première rencontre dans le café, la marquise était déguisée, lors de leur ultime tête à tête, Lélio porte encore ses vêtements de scène. Ils ne peuvent se voir qu’à travers cet intermédiaire du costume.

À la suite de cette longue confession que la marquise fait au narrateur, le récit se termine par un échange entre les deux personnages que j’ai analysé en classe avec mes étudiant·e·s. Le narrateur lui dit, sous le couvert d’une blague, qu’il la trouve cinglée, hystérique. Il ne semble pas le moins du monde avoir été touché par le récit. Il n’est pas ému d’être l’unique complice de son secret. La marquise a le mot de la fin : « Misérables hommes ! […] Vous ne comprenez rien à l’histoire du coeur. » (p. 57) Elle a avoué son secret à ce jeune homme qui ne méritait pas de l’entendre. J’ai demandé à mes étudiant.e.s s’ils pensaient comme le narrateur ou plutôt comme la marquise. La majorité de ma classe, composée presqu’entièrement d’hommes, je le rappelle, la trouvait plutôt folle comme le narrateur. Leur choix m’a inspirée. Je me suis mise à défendre le fait qu’ils étaient devant le récit une femme qui confiait son amour à un interlocuteur ingrat et j’ai essayé de leur montrer que, dans leur expérience culturelle, ils avaient sans doute été très rarement exposés à un tel récit raconté par une femme sans qu’elle ne fût objet de mépris. J’ai discuté avec eux du fait qu’on avait souvent lié à la folie l’expression du désir féminin, alors que l’inverse n’était pas vrai. Nous avions lu, plus tôt dans la session, des histoires d’amour un milliard de fois plus « cinglées » dans le Spleen de Paris et ils avaient trouvé les narrateurs intelligents. C’est un phénomène similaire que Lili Boisvert critique dans son Principe du cumshot (2017). Elle y défend avec véhémence les adolescentes dont les passions pour les boys band sont constamment ridiculisées. Pour elle, c’est un autre preuve que le désir féminin n’a pas le droit de cité. Les meilleurs passages de l’essai, à mon avis, sont ces moments, comme celui-là, où l’autrice s’y dévoile pour abattre des idées reçues. La passion de la marquise pour Lélio a d’une certaine manière quelque chose de ces idylles d’adolescentes.

Quand j’ai commencé à aborder la question du désir féminin dans le texte, j’ai senti que j’avais l’attention de la classe d’une manière extraordinaire. Il y a eu quelques rires. Un des étudiants qui avait rigolé de manière gênée quand on avait lu un des poèmes censurés des Fleurs du mal au début de la session me semblait particulièrement attentif. À mon avis, il avait peu entendu parler de sexualité dans son parcours scolaire. À la fin de la session, le même étudiant a fait son travail de poésie sur un texte d’amour de Renée Vivien parmi un choix de poèmes que j’avais proposés. Quand il a lu son poème inspiré par Vivien, lors de notre récital de fin de session (je prépare d’ailleurs un texte sur cette activité pour le blogue), ce fut à son tour d’évoquer la question de la sexualité. J’étais contente de l’entendre en parler sans rire, j’ai l’impression qu’il a vécu quelque chose d’important pour lui lors de cette session d’été.

Depuis que j’enseigne au cégep, je me fais un devoir de discuter de la sexualité et du désir dans les textes lorsque l’occasion s’y prête. Suite aux récents scandales de harcèlement et d’agressions sexuels de 2017, la solution des cours d’éducation sexuelle est évoquée sur plusieurs tribunes pour palier ces problèmes. La proposition est pertinente. Il est important de discuter de questions liées à la sexualité à l’école secondaire et même à l’école primaire. La lutte contre le harcèlement et les agressions sexuels ne peut toutefois être confinée qu’à un seul cours. La responsabilité de discuter des enjeux connexes à cette réflexion sur les agressions sexuelles incombent à tou·te·s les autres enseignant·e·s. Il faut parler des relations humaines, de l’importance de penser la femme comme un sujet, de l’urgence d’entendre et de lire des femmes, de l’idée que l’intime est aussi politique et de toutes les formes d’abus de pouvoir. Il faut aussi célébrer la sexualité, déboulonner les mythes au sujet du désir féminin.

Par le biais de la littérature, on peut apprendre indirectement aux étudiant·e·s comment exprimer leurs désirs face à eux-mêmes et à un autre. Ce n’est pas faute de connaissance sur la sexualité qu’on agresse les autres, mais plutôt par ignorance de soi et par incapacité de se penser dans le monde comme un sujet qui a le devoir de prendre soin des autres dans une relation humaine fondée sur un échange véritable entre deux personnes. De plus, les agressions sexuelles s’inscrivent dans la logique propre à la société dans laquelle on vit où on utilise constamment les autres pour nos besoins, pour des avancements de carrière, et où on intimide sans cesse les autres pour son propre profit, où la fin justifie pas mal toujours les moyens. Il faut être terriblement hypocrite ou inconscient pour penser qu’on peut lutter contre les agressions sexuelles sans modifier profondément la société.

Pendant notre parcours, La Marquise s’est révélée à moi comme un texte encore plus fascinant que je le pensais. Entre collègues de littérature ou devant la direction pendant l’évaluation de notre enseignement, on justifie souvent le choix de telle oeuvre ou telle autre en disant que les étudiant·e·s l’ont aimée, comme si la réception favorable des oeuvres était notre critère numéro un afin de constituer notre corpus. Je ne crois pas que les étudiant·e·s ont adoré leur lecture de La Marquise. Je pensais que le livre leur plairait davantage. Cela dit, je suis à peu près certaine qu’ils ont aimé ce que nous avons fait en classe avec ce texte. C’est le plus important! Leur désintérêt initial face au livre m’a forcée à me dépasser et je crois que le cours a été bien plus intéressant que celui que j’avais prévu au départ. En terminant avec la question du désir féminin, nous avons vécu ensemble quelque chose et je l’ai senti en lisant leur dissertation sur le roman.  

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