Manikanetish de Naomi Fontaine

Il m’a fallu bien du temps avant de commencer à me donner la liberté d’être l’enseignante que je souhaitais être. Les premières fois que je me suis retrouvée à l’avant d’une classe, c’était dans le cadre d’un stage au cégep où j’avais moi-même étudié avec un de mes anciens profs. Quand j’y repense, je revois davantage l’étudiante modèle que j’avais été jadis que l’enseignante que je suis devenue aujourd’hui, que je continue de devenir chaque fois que je suis en classe. Le contexte s’y prêtait : j’étais replongée dans le passé, si lointain était-il pour moi, déjà dans la trentaine. À une centaine de kilomètres de ce lieu où j’ai fait mes premières armes, même lorsque j’ai enfin eu mes propres groupes, ce spectre m’a suivie. Or, pour devenir la professeure qu’on désire, il faut se débarrasser de la première de classe qu’on a été. Un travail sans fin.

Mes études en pédagogie, loin de m’aider, ont largement contribué à alimenter ce fantôme. Il faut dire que même si je partageais certaines des rares idées qui apparaissaient parfois au détour d’un texte, on tentait surtout de nous y inculquer une idéologie et un langage de fonctionnaire. C’est dire à quel point cette deuxième formation, à laquelle je m’étais résignée par crainte de ne jamais obtenir de charge de cours, m’éloignait de la littérature! Sans trop m’en rendre compte, je me suis retrouvée avec une série de barrières dans ma tête et dépourvue de modèles dont m’inspirer. Selon les principes martelés par la faculté des sciences de l’éducation, presque tous les professeur·e·s que j’avais aimé·e·s jadis étaient inadéquat·e·s pour les étudiant·e·s d’aujourd’hui. Même si je tentais de prendre mes distances avec cette vision aliénante de l’éducation, elle avait fini par s’immiscer dans mon esprit.

Un de mes plus grands défis a donc été de détruire cette prison qui m’avait amenée à croire que je ne pouvais pas être l’enseignante que je souhaitais et à me faire même parfois oublier qui elle était. Il faut dire qu’être constamment tourmentée par quantité de questions rend la tâche encore plus difficile. J’aimerais, par exemple, me reposer sur l’idée que je devrais être comme les profs que j’aimais ou comme j’aurais voulu en avoir. Mais comment pourrais-je présumer que les goûts des étudiant·e·s et leurs besoins sont les mêmes que les miens? Ont-ils beaucoup en commun avec cette jeune femme qui était déjà convaincue qu’elle se consacrerait à la littérature et qui pouvait, sans la moindre lassitude, écouter des professeur·e·s parler des heures durant? Quoi faire alors?

C’est évidemment dans ce qui me donne toujours matière à penser que j’ai trouvé ce qui m’aide le plus à réfléchir à ma pratique d’enseignement : la littérature. Jamais n’ai-je senti autant qu’à travers des oeuvres littéraires que je touchais au coeur même de l’enseignement. J’ai eu cette impression il y a quelques années en lisant l’essai Aimer, enseigner d’Yvon Rivard, puis Ces enfants de ma vie de Gabrielle Roy vers lequel la lecture de Rivard m’avait conduite, et, plus récemment, Manikanetish de Naomi Fontaine.

Même s’ils ont été écrits à quarante ans de distance et se situent à des époques encore plus éloignées, les romans de Fontaine et de Roy ont beaucoup en commun. Dans son livre, Roy relate l’expérience d’une enseignante de vingt ans dans une école rurale du Manitoba des années 1930. Elle y fait un portrait de cette profession et de quelques-uns des élèves qui l’ont marquée. Fontaine raconte aussi les débuts dans l’enseignement de Yammie, jeune femme autochtone qui a quitté sa terre natale lorsqu’elle était enfant, et qui y revient à la fin de ses études universitaires, le temps d’un contrat. En dépit des différences technologiques et sociales, les élèves des deux enseignantes ont ceci de commun qu’ils sont nombreux à être plongé·e·s de façon précoce dans l’âge adulte, que ce soit parce qu’ils participent aux lourdes tâches qui incombent à leur famille, qu’ils doivent même parfois la prendre en charge, parce qu’ils sont eux-mêmes parents, comme c’est le cas de quelques étudiantes de Yammie, ou parce qu’ils sont confrontés à des événements funestes. Ces êtres ne peuvent donc se consacrer librement à leurs études. Leur présence en classe est, pour plusieurs, incertaine.

Cette dureté du monde où les jeunes vivent, les deux autrices la représentent sobrement, mais avec justesse. Elles évoquent, du même coup, la difficulté d’oeuvrer dans un tel contexte, à un point tel qu’il arrive que triomphe le sentiment de « l’impossibilité d’agir parfois contre le mal ou le malheur accumulé en un seul être » (Roy, p. 55). Fontaine l’aborde de front à plusieurs moments de son récit, notamment quand survient le suicide d’une élève d’une autre classe. Si toute mort est terrible, celle d’une jeune personne est un scandale, un phénomène qui bouleverse l’ordre du monde, nous plonge dans l’absurde. À peine quelques instants après avoir été informée de la terrible nouvelle, Yammie doit aller en classe, trouver quoi dire à ces adolescent·e·s qui connaissaient tous celle qui s’est enlevé la vie :

Je ne comprends pas et je ne ferai pas semblant de comprendre pourquoi c’est arrivé, dis-je en les regardant à tour de rôle.

Je n’arrive pas à nommer cette mort-là tout haut. […]

À ce moment-là, je pleure et je m’en fous. S’ils ont le courage de se présenter en cours par une journée pareille, je dois moi aussi avoir le courage de leur montrer la tristesse qui m’accable. (Fontaine, p. 81-82)

Cette ouverture de la part de l’enseignante en entraîne une chez ses élèves, jusque-là si méfiant·e·s : « Je voulais croire, j’avais besoin de croire, que quelque chose est né ce matin-là. Entre eux et moi. Quelque chose de fragile, sans doute. Du moins quelque chose de vrai. Comme un début de confiance. » (Fontaine, p. 84) Je ne sais pas si la philosophie nous apprend à mourir. J’ai toutefois la certitude que la littérature apprend à vivre, qu’elle ne fait rien de plus important que ça. En suivant cette enseignante d’à peine vingt-trois ans qui, tournant le dos aux principes appris pendant ses études en pédagogie, refuse la distance exigée d’elle et assume complètement sa vulnérabilité, je tire une leçon essentielle, plus importante que celles que j’y ai moi-même reçues.

Dès le début du roman, la narratrice, enseignante de français de cinquième secondaire, exprime cette même foi envers la littérature. Elle rejette l’idée de s’en tenir à des leçons de grammaire et rêve de mettre ses élèves en contact avec la littérature, d’abord en l’intégrant au décor de la classe. Elle formule ensuite ce souhait, derrière lequel apparaît une vision de l’éducation qui requiert un engagement total de l’enseignant·e : « Je leur apprendrais le monde. Et comment on le regarde. Et comment on l’aime. » (Fontaine, p. 13) La littérature nous apprend à vivre pas juste en nous offrant des modèles, mais surtout en partageant un certain regard sur le monde, une façon d’être en contact avec celui-ci. C’est là ma conviction au sujet de la littérature et c’est aussi le désir profond qui guide mon enseignement, celui d’amener les étudiant·e·s, à travers la littérature, à voir le monde dans sa richesse, sa complexité, à l’aimer et, surtout, à aimer l’humanité, en dépit des vents contraires.

Nous voyons à l’oeuvre le pouvoir de la littérature de témoigner d’un contact avec le monde dans certains passages plus anecdotiques du roman de Fontaine, en apparence, mais pas moins significatifs, par exemple quand la narratrice visite le chalet familial : « De la grande fenêtre du chalet, on voit le lac. Le café goûte meilleur lorsqu’il a bouilli dans une cafetière. […] J’ignorais que la forêt m’avait manqué. Toutes ces années. » (Fontaine, p. 30-31) Son retour à Uashat, la réserve où elle a passé le début de son enfance, elle l’accomplit à cet instant.

Cette faculté des livres de restituer le contact avec le monde est au centre du récit « De la truite dans l’eau glacée » de Roy. Quand Médéric, l’élève longtemps récalcitrant de la narratrice, s’émerveille pour la première fois devant un livre, un étrange retournement s’opère :

 Ça dit exactement ce que j’ai vu! s’écria-t-il, dans l’étonnement joyeux de se voir appuyé par le gros livre imposant.

Je peux dire que je connus l’instant précis où s’éveilla en Médéric l’amour des livres et j’en fus certainement heureuse au plus haut point. Pourtant, c’est curieux, dès lors que lui découvrait le contentement de retrouver dans le consigné le mouvement, les surprises, les énigmes de la vie, voici que moi-même ne rêvais plus que de retourner, au-delà des livres, à ce qui leur avait donné naissance et ne s’épuisait pas en eux. » (Roy, p. 131)

Cet extrait exprime le pouvoir de la littérature, mais aussi les limites de celle-ci. C’est peut-être précisément de cet aller-retour entre le monde et la littérature qu’est tirée l’une des grandes qualités de l’écriture de Gabrielle Roy, celle de transmettre la richesse de l’expérience sensorielle.

Un autre aspect de la représentation de l’enseignement qui m’a particulièrement frappée est le rôle que les deux enseignantes occupent dans la société. Quoique l’école n’apparaisse que comme une parenthèse dans la vie de ces jeunes gens, aux prises avec tant de responsabilités et de bouleversements, on dirait que cela fait en sorte que, paradoxalement, la place de l’enseignante devient encore plus importante. Elle n’est plus restreinte au seul espace de sa salle de classe. Cela est particulièrement frappant dans « La maison gardée », où la narratrice de Roy, suite à une invitation de la mère d’une de ses élèves, accompagne son groupe dans la longue marche qui les conduit à leur foyer respectif jusqu’à ce qu’elle arrive chez la petite. Les parents qu’elle croise, au fil de son parcours, lui font promettre de venir les visiter à leur tour. L’enseignante fait partie intégrante de la vie de ces enfants, au même titre que ces derniers sont au coeur de son existence.

Dans Manikanetish, peu après son entrée en poste, la narratrice est sollicitée par le directeur de l’école pour monter une pièce de théâtre avec des élèves. La production de cette oeuvre devient centrale dans leur vie. Plus qu’une simple activité scolaire, elle constitue pour eux un projet commun dans lequel ils peuvent enfin s’investir. Une des élèves va jusqu’à demander à sa mère de confectionner les costumes. Même l’élève le plus insolent de Yammie souhaite y participer. Lorsqu’elle accepte enfin qu’il le fasse, il est métamorphosé. La préparation de la pièce de théâtre est aussi le lieu par excellence de la solidarité entre ces jeunes gens. Au moment où l’enseignante se résout à proposer de remplacer une des actrices principales – son élève dont la soeur s’est suicidée et qui, depuis, ne vient plus à l’école -, les membres de l’équipe protestent à l’unisson : leur camarade reviendra. Myriam survivra à cette tragédie, ils en sont convaincus.

Pour Yammie, la pièce est à la fois l’occasion d’exprimer sa croyance envers le pouvoir de la littérature et sa confiance envers les capacités de ses élèves. Elle choisit en effet une oeuvre aussi magnifique qu’exigeante à monter pour des novices : Le Cid de Corneille. Loin de se laisser décourager par l’idée que les jeunes devront non seulement apprendre un texte difficile, mais réussir à déclamer des alexandrins, Yammie est galvanisée par ce défi. Elle est animée par le même mouvement que celui de la narratrice de « La truite dans l’eau glacée » : « c’était de l’amour, ce passionné besoin que j’eus toute ma vie, que j’ai encore de lutter pour obtenir le meilleur en chacun » (Roy, p. 122). À travers cet amour, cette foi et cette détermination, c’est à ma propre ferveur que je redonne raison, contre tout ce qui pourrait l’ébranler, contre la résignation et le cynisme que je constate parfois. Trop souvent. Contre tous ceux qui justifient leur manque de courage en disant, comme l’employé de la commission scolaire qui, à la fin de Ces enfants de ma vie, ne comprend rien au chagrin de la narratrice quittant son école de campagne pour aller travailler en ville : « La ferveur, le feu, ce ne sont pas des choses qui durent. La vie a vite fait de les étouffer comme on étouffe un feu de prairie. » (Roy, p. 182) Une version raffinée de ces propos qu’une collègue, pas vieille du tout, m’a dit il y a quelques années : « Moi aussi j’étais comme toi avant! »  Honte à eux! Il n’en tient qu’à soi de préserver sa ferveur, ce qu’on appelle si joliment « le feu sacré ».

On ne saurait toutefois, évidemment, réduire Manikanetish à une réflexion sur l’enseignement, si importante qu’elle soit dans l’oeuvre et si inspirante soit-elle pour moi. Un autre thème est au coeur du roman : l’identité. Tandis que, au tout début du roman, elle se prépare à la rentrée, Yammie se projette dans sa future classe. Elle décrit ensuite, nous annonçant  la suite de l’histoire, ses premiers contacts avec ses élèves et l’impact que cette rencontre aura sur elle :

C’était avant. Avant les absences de Marc. Les épaules voûtées de Myriam. Le talent brut et secret de Mélina. La révolte de Rodrigue. Le rire timide de Mikuan. Avant de tomber dans le vide. Abruptement. Sans retour en arrière possible.

C’était avant moi. (Fontaine, p. 14)

Ce « moi » qu’elle découvrira grâce à ses élèves passe aussi par un retour vers les origines. La narratrice vit sa première expérience en enseignement dans le village où elle a grandi :

Revenir est la fatalité. Dans ce tout petit village, cette nature épineuse, sablonneuse, imaginée de toutes pièces depuis mon enfance, immuables souvenirs. […] Quitter ma maison, c’était tout quitter. Même si le tout peut sembler insignifiant lorsque l’on ne possède presque rien. (Fontaine, p. 9)

Ce départ est d’autant plus vécu comme un arrachement qu’il lui a été imposé, enfant : « Ils disent que le retour est le chemin des exilés. Je n’ai pas choisi de partir. » (Fontaine, p. 10) L’incipit indique que ce retour est une fatalité, ce qui signifie à la fois qu’elle le subit à son corps défendant et que son destin s’y réalise. Elle explique aussi un peu plus loin qu’elle a accepté le poste à Uashat un peu par dépit, parce qu’elle craignait de ne pas trouver de travail dans son domaine d’études. Cela implique malgré tout qu’elle a décidé de postuler pour cette charge en particulier, qu’elle l’a choisi à un moment ou à un autre.

Qu’elle ait pleinement décidé de revenir sur sa terre natale ou non, plusieurs passages montrent que, qu’elle le sache ou non, Yammi obéit à une nécessité intérieure. Alors que, dans la dernière partie du roman, la narratrice accepte, un peu à contrecoeur, d’accompagner des élèves à une classe de neige, elle franchit une étape importante :

J’avais souvent entendu parler de Nutshimit, je me l’étais souvent imaginé. Ses paysages vierges à perte de vue. Aux quatre directions. Le vent, le froid, l’étendue et le silence. C’est la première fois que je poserais les pieds sur le territoire de mes ancêtres. (Fontaine, p. 104)

En plus de fouler les lieux de l’origine, Yammie réussit enfin à créer un contact réel avec ses élèves. À ses yeux, l’approfondissement de leur relation se manifeste de la façon la plus évidente par la manière dont ils s’adressent à elle. Tandis que, jusqu’alors, ils l’avaient toujours appelée « madame », distance salutaire précise-t-elle au début du livre, ils se mettent désormais à l’interpeler par son prénom. Plus que l’expression d’une proximité nouvelle, ce changement témoigne d’une évolution dans l’identité de la narratrice. Ce prénom contient qui elle est. Pour chaque participant de la classe de neige, ce voyage est l’occasion d’une découverte d’eux-mêmes :

Nous étions ailleurs, très loin des livres et des bureaux. Très loin des réseaux sociaux et des commérages de la réserve. Très loin de la souffrance et des drames familiaux. Plus loin encore que tous les endroits où j’avais déjà posé les pieds. Et pourtant nous étions si prés. Si près de soi. (Fontaine, p. 106)

Ainsi, l’expérience d’enseignante de Yammi et sa quête identitaire sont inextricables, comme, au fond, elles le sont toujours.

Un des aspects les plus merveilleux et troublants de l’enseignement est qu’il ramène inévitablement vers soi, quelque distance que l’on croit conserver vis-à-vis le savoir et les étudiants. C’est une des idées importantes sur lesquelles repose l’essai Soigner, aimer d’Yvon Rivard qui, paraphrasant Jean Jaurès, écrit : « On n’enseigne pas ce qu’on sait, mais ce qu’on est. » (Rivard, p. 173) Par l’enseignement, on est aussi appelé·e à se transformer, à redéfinir qui on est.

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